Cette année, Tristan n’aura confiance qu’en lui-même. Il s’est assez fait baiser comme ça, notamment par Terence. Il l’avait hébergé plusieurs jours, en attendant soi-disant la remise des clés de son studio. Cet enfoiré en a profité pour vendre sa collection « Lone Wolf and Cub » sur Internet. Vingt-huit tomes bradés aux enchères. Bien entendu, Terence a empoché le fric et Tristan ne s’en est rendu compte que trop tard : le colis était expédié et Terence introuvable. À présent, Tristan contemple sa bibliothèque avec amertume. Les volumes de la série y étaient soigneusement alignés, sur toute la première rangée. La place qu’ils y occupaient est un vide impossible à combler. N’étant plus éditée depuis longtemps, la valeur de cette bande dessinée est inestimable — pécuniairement et sentimentalement parlant. Le cœur lourd de haine, amputé de son manga préféré, Tristan se prépare néanmoins au retour de Terence, car Terence finit toujours par revenir.
Tristan est déterminé à tenir sa propre promesse de ne plus aider Terence. Il restera ferme et stoïque, le regardera droit dans les yeux, sans baisser la garde. Il refusera la totalité de ses requêtes et ne croira aucune de ses paroles. De pine et de pin, ou de vin et de catins, qu’importent les aventures abracadabrantes de Terence ! Ce n’est qu’un guignard dont la poisse colle à la peau tel un chewing-gum aux basques, et Tristan ne se fera plus avoir par ses histoires.
Il ne se fera pas non plus avoir par les bières de Terence à la sortie du boulot, pour se racheter de ses erreurs passées et futures — ou pour se racheter tout court. Tristan sait très bien comment évoluent les soirées improvisées de Terence. Elles débutent toujours par quelques pintes au bar, suivies de quelques shooters chez leur copine Saoirse, quelques pétards à la volée et d’autres substances à volonté. Puis arrive ce passage où les minutes défilent plus rapidement qu’elles n’imprègnent sa mémoire, celles pendant lesquelles il rampe jusqu’à sa porte en oubliant son identité. Ces états d’amnésie le préoccupent sérieusement, mais maintenant que Terence a disparu — en dérobant ses « Lone Wolf and Cub » qui plus est —, tout ça est bel et bien terminé !
Non seulement l’abstinence festive que s’imposera Tristan préservera ses idées, elle lui permettra également d’exceller dans son métier. Il ne s’y présentera plus en retard, la gueule enfarinée et les cheveux en bataille. Il sera vif et réactif, se donnera corps et âme pour produire plus vite que son ombre, fera tout ce qui est en son pouvoir afin de progresser — de « gravir les échelons » comme on dit par chez lui. Il ne comptera pas ses heures, se rendra disponible, dira « oui » et « amen » aux directives, tout autant de qualités sollicitées par ses supérieurs. Son image et sa paye n’en seront que meilleures — c’est ce qu’ils promettent à chaque fois. Il pourra s’acheter des mangas à la pelle et bien plus encore : s’offrir un voyage au Japon, sur les traces d’Ogami Itto dont la chronique ne remplit plus la première rangée de sa bibliothèque.
Tristan maintiendra une bonne hygiène de vie, tant alimentaire que physique. Il sélectionnera scrupuleusement ses ingrédients — bios de préférence —, et pense même à cultiver un potager ! Il va de soi que Tristan n’a pas la main verte, sa dernière plante d’intérieur ayant séché dans un coin du salon : complètement abandonnée, elle s’était comme auto-absorbée. Alors il suivra des cours de jardinage s’il le faut, et de cuisine aussi. Fini les pizzas et le coca, les bières et la clope au bec. Parallèlement, Tristan se mettra au sport. Pourquoi ne pas commencer par un petit footing entre le bureau et son appartement ? Juste après le travail, un moment plus propice au levé de jambe qu’au levé de coude, n’est-ce pas ?
Tristan arrêtera de dépenser inutilement : dans l’obtention de vidéos pornos ou dans la compagnie d’escort-girls avec qui rien ne va plus loin qu’une simple transaction financière. Il a besoin de quelqu’un, il le ressent. Il veut l’aimer et qu’elle l’aime en retour : Saoirse, cette année il n’aura d’yeux que pour elle. Il lui fera la cour comme personne ne le fait plus de nos jours, et lui fera l’amour comme aucun homme ne saurait faire, sans détour. Il finira par l’avoir à l’usure, il en est persuadé. Elle acceptera sa demande en mariage. Saoirse, sa future fiancée.
Tristan ne se moquera plus de son collègue Micheal, un pauvre type sans charisme ni personnalité. Malgré tout très prévenant, il n’omet jamais de le convier au bowling. Tristan ne dénombre plus les excuses capillotractées inventées pour échapper aux soirées soporifiques de Micheal. Tristan déteste les jeux de boules et de quilles, mais culpabilise de lui mentir autant. Alors c’est décidé, il fera l’effort de l’accompagner — peut-être deviendra-t-il un ami plus fiable que Terence ?
Tristan ne servira pas de thé somnifère à Terence, et Terence ne se réveillera pas ligoté à une chaise en acier au milieu d’une pièce ressemblant étrangement au salon de Tristan. De fond en comble recouvert de films plastiques, l’appartement semblerait aménagé pour y commettre un homicide. Seule la bibliothèque serait visible face à Terence qui se tordrait dans tous les sens, espérant encore pouvoir se délier de son siège. Le chiffon coincé dans sa gorge étoufferait ses cris apeurés lorsque, les poignets solidement maintenus par des colliers de serrage à l’arrière du dossier, Terence réaliserait l’inefficacité de ses mouvements. C’est là que Tristan apparaîtrait, brandissant un kusungobu en direction de Terence. Il prévoyait d’introduire la lame dans son abdomen, de gauche à droite puis de haut en bas, du sternum au nombril. À mesure que la peau cèderait, le chiffon s’imbiberait de sang dans la bouche de Terence qui, incapable de déglutir, verrait ses entrailles s’épandre contre son gré. Les intestins ballants entre les jambes, il râlerait d’agonie sous le sermon vengeur de Tristan. Tristan n’a pas défini la manière dont il se débarrasserait du corps par la suite, mais cela n’a pas vraiment d’importance puisqu’il ne tuera pas Terence.
Tristan n’essaiera pas de rencontrer Peadair et Aina. D’abord virtuellement, sous le nom de Drystan, puis physiquement quand le couple lui proposerait de passer un weekend chez eux. « C’est fou le nombre de choses que nous avons en commun ! » ne cesserait de s’étonner Peadair en accueillant son nouvel ami Drystan. Fan inconditionnel de manga, il ne tarderait pas à lui révéler sa dernière acquisition : la collection complète — et en parfait état de surcroît — de « Lone Wolf and Cub ». Le fou qui la lui a vendue ne sait pas ce qu’il perd, ironiserait Peadair, fier de cet achat inespéré. Tristan — ou plutôt Drystan — tirerait avantage du sommeil alcoolisé de ses hôtes pour subtiliser les vingt-huit tomes et s’enfuir d’Édimbourg, sans rien laisser en retour, ni trace, ni indice — il aura d’ailleurs pris soin d’effacer son faux profil des réseaux sociaux et des contacts de Peadair et Aina.
Mais au final, l’urgence pour Tristan n’est pas tant de suivre ses résolutions à la lettre que d’apprendre à vivre sans sa bande dessinée préférée, d’en faire son deuil, et ce sans plus attendre.
Texte récompensé par le site Babelio dans le cadre du défi d’écriture du mois de janvier 2017 : https://babelio.wordpress.com/2015/06/01/palmares-des-defis-decriture-babelio/