Elle


Écritures

C’est la deuxième semaine qu’ils s’accompagnent l’un l’autre au Bakehouse Cafe et Tristan semble encore intimidé. Leur escapade méridienne étant loin d’être acquise, il pèse chacun de ses mots pour ne pas la brusquer. Elle qui lui avait paru si distante pendant longtemps. Le regard perdu dans ses pensées, elle n’avait pas remarqué ses tentatives d’approche au détour de la boutique. De la plus banale des salutations à la plus distinguée, Tristan avait pourtant tout essayé. Leur récente collision frontale aura eu le mérite de débloquer la situation vu qu’ils sont là, marchant côte à côte dans la même direction, en discutant vivement de leurs séries préférées. Tristan voudrait la convaincre de commencer The Leftovers, mais le ciel jusqu’alors chargé de nuages menaçants se met à déverser les premières gouttes d’une pluie diluvienne, interrompant instantanément son argumentaire effréné.

À mesure qu’ils pressent le pas, l’ondée s’intensifie, et Tristan dont les chaussures ne sont plus assez étanches fait signe de s’abriter. Ils se réfugient alors sous le porche d’un bâtiment résidentiel, devant une porte et des boîtes aux lettres pleines de prospectus que le vent emporte à son passage, les éparpillant dans le hall d’entrée et sur les pavés inondés. Tristan profite de leur face à face momentané pour capter l’attention de la jeune femme. Il la juge démesurément concentrée sur l’agitation de la rue contiguë. Les piétons y courent, moteurs et klaxons rythmant leurs échappées. Des rideaux de flotte s’abattent sur les pare-brises des automobilistes sans pour autant les ralentir. Ils roulent impunément dans les flaques dispersées sur la chaussée, éclaboussant quiconque sur leur chemin. L’une d’entre elles étant située à leur hauteur, Tristan déploie son large pardessus noir pour en contrer les projections. À couvert sous son avant-bras, elle est maintenant si proche de lui qu’il respire le parfum de ses cheveux mouillés. Le cœur de Tristan s’emballe au point de dominer l’écho de la pluie. Peut-être l’entend-elle aussi puisqu’elle vient de poser les yeux sur lui. Tantôt bleus, tantôt verts, tantôt gris – leur couleur dépend de conditions particulières, de nature psychique ou environnementale –, il a toujours l’impression de les voir pour la première fois. C’est la raison pour laquelle il ne peut s’en défaire. Envouté par la mouvance des petites taches brunes qui gravitent autour de ses pupilles dilatées, il en oublie l’averse en cours et ses shortbreads ramollis, les dossiers urgents du bureau et sa fiancée. Tristan ne sait plus qui il est. L’eau qui perlait de son visage s’est figée comme le temps, elle ne s’écoule plus, suspendue à ses lèvres entrouvertes qui l’appellent.

Aussi douce soit sa voix, Tristan est étourdi quand elle lui suggère de reprendre leur trajet initial. Il chancelle sur le trottoir, à la fois contrarié et soulagé de retrouver l’ensemble de ses facultés. Il ne s’était pas aperçu qu’il ne pleuvait plus, et que le soleil entreprenait déjà de timides percées à travers la nuée disséminée. L’inclémence atmosphérique les ayant rapprochés – et l’accalmie éloignés –, Tristan éprouve malgré lui une certaine frustration à l’idée de revoir la lumière du ciel plutôt que ses yeux à elle. Elle, qu’il est en train de suivre silencieusement en réalisant tout à coup ne pas connaître son prénom.

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