La course aux likes


Écritures

Saoirse est accro aux likes. Vraiment. Ces petits coups de pouce qui, en s’additionnant, forment un chiffre plus ou moins élevé selon l’intérêt d’une publication. Photo, vidéo, texte ou musique, peu importe le contenu du message du moment qu’il lui rapporte des likes. Une fois, elle avait partagé ce portrait d’elle en bikini sur la plage pendant son séjour aux Canaries. Il lui avait valu 245 likes — plus que le nombre de ses amis virtuels de l’époque. En étendant la visibilité de ses posts, elle avait su élargir son public. Les interactions sur les réseaux sociaux permettant de mesurer sa cote de popularité, la course aux likes devint la principale préoccupation de Saoirse. Rares sont les jours où elle ne s’affiche pas sur Facebook. Quiconque peut suivre l’évolution de son physique : cheveux longs, courts, bruns, châtains, impeccablement lissés ou totalement ébouriffés, secs ou mouillés, les coiffures de Saoirse sont multiples. Comme ses habits — on ne la voit jamais porter deux fois un vêtement. Renouveler son image demande une logistique particulière. Elle ne veut pas ressembler à ces gens qui ont tout le temps la même expression sur les clichés, alors elle met un point d’honneur à réinventer ses mimiques faciales, ses postures et les angles de prise de vue. Sur toutes les coutures, dans toutes les situations, Saoirse n’a aucun secret pour personne, et les likes étant aussi généreux que ses décolletés, l’érotisme de ses selfies ne cesse de s’accroître. Bien entendu, être accro aux likes n’est pas sans embûches. L’attente du premier est un véritable supplice. Généralement de quelques minutes — voire secondes —, il arrive néanmoins qu’elle atteigne une heure, et là, plus rien ne va. Chaque consultation de son smartphone est une déception, mais chaque instant qui passe l’incite à le checker de nouveau. C’est un cercle vicieux, et Saoirse angoisse davantage quand, au bout de quarante-cinq minutes, son statut n’a pas bougé. Elle a pourtant essayé de se changer les idées, de regarder un épisode de Girls par exemple, de jouer à Bejeweled ou de lire les actualités people, mais rien n’y fait. Saoirse est obsédée. Les mains crispées sur son smartphone, la mâchoire serrée et la gorge nouée, elle commence à suffoquer. Son corps tout entier se met à trembler, puis résonne enfin LA notification. Ah non, c’est Aina Boadach qui vient de poster un selfie. Déjà dix likes ! La salope. Saoirse a cassé un téléphone à cause d’Aina Boadach. Elle comptabilisait plus de likes qu’elle en l’espace d’un quart d’heure pendant lequel Saoirse espérait la devancer. Faute de mieux, la colère s’empara de ses gestes et le Galaxy S6 avait valsé. Bref, son addiction aux likes préoccupe ses proches. Ils voient bien les dégâts psychologiques et matériels qu’elle provoque chez Saoirse, et Terence l’a même encouragée à consulter le docteur Ailill, soi-disant spécialiste des dépendances. De la part de son dealer, ce conseil est plutôt absurde, mais il n’est pas le seul à lui en avoir parlé. Ils ont probablement raison, après tout. Vivre à l’affût du moindre like est de plus en plus difficile, Saoirse en a conscience. Elle hésite longuement avant de composer le numéro du docteur, et de prendre un rendez-vous avec lui.

« Bonjour, ici Eibhlin, assistante du docteur Ailill. Que puis-je pour vous ? »
Au téléphone ou en face à face, Eibhlin accueille toujours les patients de cette manière. Elle emploie systématiquement les mêmes mots et intonations selon les circonstances : « Jeudi 16 h, ça vous irait ? Vendredi 9 h 30 ? 17 h ? Votre nom ? Très bien, c’est noté Mme Joe. À vendredi. Bonne journée ». Elle a une voix robotique et caverneuse qui tranche avec son visage angélique. L’assistante Eibhlin ressemble à une poupée en porcelaine. À la fois douce et fragile, elle a l’air plus jeune que Saoirse — peut-être l’est-elle vraiment ?
« Mme Saoirse Joe ? Veuillez-vous asseoir là, le docteur Ailill vous recevra dans quelques minutes »
Sur sa petite chaise en plastique dur, Saoirse croise, décroise et recroise les jambes en s’impatientant. Elle résiste à la tentation d’aller sur Facebook et feuillette un hebdomadaire féminin. Ça lui parait interminable, et l’appréhension de rencontrer le docteur Ailill dépasse celle de ne pas récolter suffisamment de likes face à la vidéo d’Aina Boadach, en train de danser sur le dernier tube de Rihanna — dont elle imite parfaitement la chorégraphie, la salope.

Le standard sonne :
« Bonjour, ici Eibhlin, assistante du docteur Ailill. Que puis-je pour vous ? »
Saoirse se ronge les ongles et abîme sa manucure.
« Samedi 10 h, ça vous irait ? 11 h 30 ? »
Des bouts de vernis craquelé collent à ses dents.
« Très bien, c’est noté Mr Marban. À samedi. Bonne journée »
L’assistante raccroche et tapote sur le clavier de son ordinateur. Le bruit des touches stresse Saoirse qui ne tient plus en place. Elle est debout et fait les quatre cents pas dans la salle d’attente, devant Eibhlin qui reste indifférente — pas une seule fois elle ne lèvera les yeux sur Saoirse, trop concentrée sur son écran. Elle ne la verra pas non plus quitter précipitamment la pièce, mais devinera sa fuite au claquement de la porte d’entrée :
« Mme Joe est partie » dira-t-elle au docteur Ailill quand il sortira de son cabinet, prêt à y convier Saoirse. Ce à quoi il grommèlera un truc du genre : « Encore une qui ne sait pas ce qu’elle veut ».

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