À tout juste dix mois, le petit Zachy essaye d’introduire un rectangle dans un carré sous le regard bienveillant de son arrière-grand-mère. Confortablement assise au fond de son rocking-chair, la Granaidh oscille entre l’ombre et la lumière. Le cliquetis de ses aiguilles à tricoter et le tintement des jouets de Zachary bercent son va-et-vient dominical. Dans la cuisine attenante, Fiona Marban surveille le haggis qui mijote à feu doux depuis trois heures. Même si l’odeur rance de ce plat n’est pas sans évoquer celle d’un macchabée, elle titille leurs estomacs affamés. Vivement le déjeuner.
Cette scène est tout à fait banale chez les Marban, et ils étaient loin de se douter, ce matin-là du 8 décembre 1985, que la première cataplexie de Zachary enverrait la Granaidh six pieds sous terre. Voilà ce qu’on lui raconta : il tomba. Zach tapait son doudou contre le biais inversé du tétromino lorsqu’il bascula soudainement en avant. Comme frappé par la foudre, il s’était effondré et semblait ne pas respirer. Pris de panique, le cœur de Granaidh s’emballa puis diminua la cadence pour ne plus battre du tout. Quelle fut la stupeur de Fiona qui, attirée par le silence avoisinant, se retrouva devant les deux corps inanimés ! Celui de Granaidh, raidi d’effroi dans le rocking-chair immobile, et son petit Zachy face au sol ; il ne bougeait pas non plus. Quoi d’autre que l’instinct maternel guida, à ce moment-là, les mains de Fiona ? Elles relevèrent d’abord Zachary.
S’ensuivirent d’autres chutes, et le petit Zachy fut ballotté entre médecins et pédiatres, neurologues et cardiologues jusqu’à ce qu’on puisse nommer sa maladie. Zach ne se rappelle pas de tout ça, son plus lointain souvenir remontant à l’école primaire — sa narine gauche en est toujours marquée. Pourtant, le nouveau traitement portait ses fruits, au point d’induire en erreur la plupart des enseignants. Rien d’étonnant à ce que l’élève Marban s’évanouisse en pleine escalade, de surcroît mal assurée par ce gosse-là… Tristan, un empoté sans équivoque, capable de percuter toutes les tables de la classe en allant au tableau. Son visage râpa le mur et les prises sur plusieurs mètres avant que cet abruti ne parvienne à coordonner ses gestes pour bloquer la corde.
Défiguré, Zach l’était complètement. Des bandages recouvrirent ses plaies et lui valurent le surnom de Rorschach jusqu’aux Highers. C’est d’ailleurs à cette époque qu’il commença à s’intéresser aux filles, et tout particulièrement à Saoirse. Mais qui aurait voulu emballer un esquinté hormis Gráinne Coemgen, elle-même victime de surpoids ? Il l’avait pelotée, Gráinne, dans les toilettes du gymnase. Ils y auraient très certainement laissé leur virginité si Zachary ne s’était pas affalé, la tête sur la cuvette.
Il y eut des hauts et des bas — plus souvent des bas que des hauts — selon les docteurs et les ordonnances. L’automédication de Zach débuta par la caféine. Au boulot qu’il avait eu du mal à obtenir indépendamment de sa somnolence chronique, les gobelets vides s’entassaient au rythme de sa consommation excessive, si bien qu’il finit aux urgences pour tachycardie. Alors il testa d’autres stimulants, biologiques ou synthétiques. De mélanges de plantes diverses et variées aux libérateurs de dopamine — amphétamine, méthamphétamine —, en passant par la cocaïne et l’ecstasy, Zachary avait tout gobé — et tout sniffé. Non content d’être narcoleptique, Zach Marban devint toxicomane. Ses collègues quant à eux le crurent épileptique : ils l’avaient trouvé allongé sur le paillasson du hall d’entrée, convulsionnant entre les battants automatiques de la porte ouest du bâtiment. Zach fut reconduit au Victoria Hospital pour la énième, mais pas la dernière fois de sa maudite vie. Là-bas, on lui parla de sevrage et du docteur Ailill — soi-disant que ses méthodes étaient efficaces. En témoigne cette aide-soignante s’autoproclamant « ex-alcoolique, ex-héroïnomane et accessoirement, ex-nymphomane » — elle avait chuchoté en prononçant le mot « nymphomane ».
Ça fait une année complète que Zachary est suivi par le docteur Ailill, et que la belle assistante Eibhlin décline ses invitations en répondant inlassablement : « Notre relation doit rester strictement professionnelle, Mr Marban ». On ne sait pas trop s’il y va pour les consultations du docteur ou pour séduire Eibhlin, mais il faut reconnaître les bienfaits de sa thérapie. La preuve : Zachary ne se drogue plus. Par contre, il s’endort encore. N’importe où, n’importe quand, sa pathologie continue de l’assommer. Il trimballe même cet étrange appareillage destiné à lui infliger un coup de jus à chaque assoupissement. À vrai dire, l’anti-somme ne fonctionne pas si mal. Réveillant Zach instantanément, il réduit les risques d’être surpris en pleine sieste. Mais un tel dispositif n’est pas sans contrainte. Certains mouvements générant de faux positifs, il arrive que l’électrocution survienne de manière inopinée — quand il renoue ses lacets par exemple.
La vie de Zachary Marban n’est pas vraiment simple, mais il résiste depuis trente-deux ans. Alors ce n’est pas aujourd’hui qu’il se flinguera. Non, sûrement pas. Il repose le pistolet semi-automatique de feu son père, l’agent Torin Marban, et décide d’aller déjeuner au Bakehouse Cafe.