Assis sur le rebord du lit, à la lueur de sa lampe Oikake, Tristan est penché sur son livre attrape-miettes : un polar issu de la collection paternelle. C’est le moment le plus délicat du roulage, celui qui demande une dextérité toute particulière, une agilité que personne ne soupçonnerait chez Tristan en raison de sa dyspraxie. Ses pouces exercent une pression de part et d’autre de la feuille qu’il positionne méticuleusement avant d’en humidifier la partie supérieure. Son coup de langue est également vif et précis, déposant juste ce qu’il faut de salive — ni plus ni moins. Une fois le cône formé, il tapote l’extrémité cartonnée de l’assemblage sur la poitrine dénudée qui illustre l’attrape-miettes. Car en réalité, si Tristan avait subtilisé « Les vampires de Spider Mountain » de la bibliothèque de son père quatre années plus tôt, ce n’était certainement pas pour y lire les tueries de Mack Bolan. Mais depuis qu’il est libre de naviguer sur Internet sans filtre parental, il va de soi que ces couvertures érotiques ne lui sont plus d’une grande utilité — si ce n’est pour récupérer les résidus de ses collages.
Maintenant, Tristan est assis sur le rebord de la fenêtre et contemple la pleine lune qui domine la nuit en se promettant de défoncer Terence si son herbe s’avère inefficace. De « l’Hagrid » soi-disant, une écossaise « mais de la bonne, mon frère ! », avait assuré Terence. Tristan aurait préféré choper une hollandaise plutôt que cette locale inconnue au bataillon, mais Terence ne lui en avait pas laissé le choix : il n’avait que de l’Hagrid à lui refourguer. Sceptique, Tristan inhale une première bouffée, et force d’en constater les effets apaisants, il abandonne aussitôt l’idée de donner une raclée à son dealer le lendemain. Et puis de toute façon, ses gestes sont si approximatifs – seule exception : l’atelier roulage — qu’il serait capable de s’envoyer son propre poing à la figure. Du coup, à quoi bon se battre ?
Il manque encore de renverser l’Owlaztag en revenant à son bureau pour éteindre l’unité centrale du PC qui reste malgré tout allumé. Il a beau appuyer sur le bouton d’arrêt et débrancher la tour, l’écran, et les autres périphériques externes, l’ordinateur est comme possédé : diverses photographies d’un immense château défilent sur le moniteur sans aucune action de sa part. Tristan croit devenir fou et se met à paniquer. Quand Tristan panique, les objets tombent. Son pad Street Fighter finit par terre en moins de deux secondes d’affolement. Heureusement pour Tristan — et pour sa manette collector —, l’épaisse moquette acoustique sciemment posée sur le sol de sa chambre absorbe n’importe quel choc, aussi bien auditif que matériel. Cette chute ne calme pas Tristan, au contraire. Il coupe la totalité des fils reliés aux prises électriques de la pièce pendant que des bibelots supplémentaires dégringolent des étagères.
Tous les appareils électroniques sont désormais privés de courant, mais tous fonctionnent correctement. Ils semblent alimentés par une source d’énergie indéterminée que Tristan pense sortie de son imagination. À peine a-t-il le temps d’accuser l’Hagrid de lui provoquer des hallucinations que l’Owlaztag commence à clignoter :
« Un message pour Tristan ! répète-t-il en boucle. Un message pour Tristan !
— Stop la chouette !
— Un message pour Tristan !
— Stop, j’ai dit !
— Un message pour Tristan ! Un message pour Tristan !
— STOP ! »
La commande vocale défaille et son hibou connecté, qu’il surnomme « la chouette », rabâche toujours la même chose. Tristan hésite à lui plumer les ailes et à le balancer loin, très loin dans le jardin, puis finalement se ravise — il a déjà eu de la chance de ne pas avoir réveillé ses parents jusque-là. Alors il prend une profonde inspiration — comme le lui a appris le pédopsychiatre pour canaliser ses émotions, en comptant lentement de un à sept, les yeux fermés —, et se décide à consulter ses e-mails.
Il y a bien un message pour Tristan, un message dont il ne comprend pas vraiment le sens puisqu’il parle d’une erreur à propos de sa classification « Moldu ». Tristan se moque : d’où vient cette expression qu’il trouve biscornue ? La suite raconte que son dossier, ayant été en quelque sorte « perdu » — tel est le terme utilisé —, Tristan aurait manqué cinq ans d’enseignement dans la célèbre — et pourtant méconnue selon lui – école de sorcellerie Poudlard. L’expéditrice, une certaine Minerva McGonagall, s’excuse des conséquences de cette méprise à l’égard de Tristan. Pour justifier ses propos, elle cite sa dyspraxie qu’elle estime fatalement liée à « une absence de culture et d’éducation magique ». Minerva McGonagall, « directrice de Poudlard et professeure de métamorphose », souhaite que Tristan soit enfin maître de ses pouvoirs, et lui conseille vivement de s’inscrire au programme qu’elle a spécialement conçu pour lui dès la rentrée prochaine. Bref, une histoire à dormir debout, conclut Tristan en quittant sa boîte mail. C’est à ce moment-là qu’il se retrouve plongé dans l’obscurité. L’ordinateur s’est subitement arrêté de tourner, l’Owlaztag de brailler, et l’Oikake d’éclairer. Même la lune ne brille plus. Par réflexe, Tristan s’empare du pochon d’Hagrid qui n’a pas bougé de son chevet et le jette à la poubelle. Il prévoit à nouveau de massacrer Terence puis s’allonge dans ses draps, sans prendre la peine de nettoyer le désordre engendré par ce qu’il suppose être une folie passagère.
Loin de se douter des curiosités que lui réserve encore l’Hagrid, Tristan s’endort.