Debout face à deux chaises libres, Peadair fixe le vide fonctionnel de la cuisine. Ça fait cinq minutes qu’il est là, en pleine réflexion. Il n’a même pas remarqué la pellicule de graisse luisant à la lumière du soleil couchant, pile dans son champ de vision. On pourrait jurer qu’il la regarde, mais en fait non. Peadair est ailleurs. La salle de réception du château de Dunrobin et ses ornements en bois massif lui paraissent bien plus réels que cette maudite tache de gras, ici chez lui. Il revoit les coupes de champagne s’entrechoquer et les amuse-bouches disparaître entre les gorgées. Il revoit les esprits s’échauffer et les flashs l’aveugler. Il se revoit s’écarter de la foule enivrée, s’asseoir dans un fauteuil style baronnial et lancer Skyrim — il avait une quête à finir. Il faut dire que Peadair n’est pas à l’aise en société. La plupart de ses copains sont d’origine virtuelle à l’instar de Niall, le jeune marié sans qui Peadair n’aurait pas été convié à ce banquet. Il revoit Aina, ou plutôt son Nikon D7200 qu’il avait évité depuis son arrivée — à croire que l’appareil cherchait encore à le capturer. Il le revoit peser au cou d’Aina pendant qu’elle retirait ses talons hauts du bout des doigts : « Ils sont neufs, s’était-elle justifiée en se massant les pieds. D’habitude je ne porte pas d’escarpins neufs aux mariages, mais pas le choix ». Amie d’une cousine de l’épouse de Niall, elle s’était retrouvée là Aina. Promue photographe remplaçante du jour au lendemain, elle avait acheté ces chaussures précipitamment et maintenant que les cloques mûrissaient sur ses orteils endoloris, elle regrettait cette mission. Après tout, elle ne les connaissait pas vraiment Niall et Gráinne. Elle ne les connaissait même pas du tout puisqu’ils ne lui furent présentés qu’au vin d’honneur. Ah, si elle avait su ! Elle aurait renégocié son taux horaire, une maigre somme comparée au cul de Gráinne : « Regarde-moi ça, il ne rentre dans aucun cliché ! ». Pourquoi était-elle venue lui parler ? Peadair se le demande encore. Elle qui était si belle dans sa robe en dentelle. Elle qui était si saoule quand elle l’embrassa sur la piste de danse — un lieu assez improbable quand on sait que Peadair ne danse jamais. Elle ne le trouvait pas très attirant, ni photogénique d’ailleurs, et pourtant c’est avec lui qu’Aina coucha ce soir-là. En moins de trente minutes, c’était bâclé. En moins de six mois, ils étaient fiancés. En moins d’un an, ils emménagèrent ensemble. Peadair se souvient de la passion qui animait leurs deux corps alors jeunes et ardents, s’unissant en diverses mesures et postures. Des jardins de Dunrobin Castle au Holyrood Park d’Édimbourg, du Cineworld à la Central Library, Peadair et Aina s’étreignirent partout. Il se souvient de leur randonnée à Craigvinean, du fragment de bois qui s’enfonça dans son postérieur lorsque les bûches roulèrent sous le poids de leur va-et-vient — Peadair se palpe la fesse gauche en y repensant. Et Aina, à moitié nue entre les rondins éparpillés, qui riait aux éclats. Ah qu’il est loin ce temps de l’insouciance et des je t’aime en veux-tu en voilà, le temps des promesses et des caresses improvisées. Aujourd’hui, seul le matelas gémit sous leurs ébats une fois tous les deux mois — quand ce n’est pas tous les trois mois. Ça ressemble à un rendez-vous préprogrammé, mais ça ne l’est pas tout à fait au vu des cycles irréguliers d’Aina et de ses multiples maux inopportuns. Et même quand les prédispositions sexuelles sont là, Aina se contente de rester sur le dos en attendant qu’il termine son affaire — parfois elle ferme les yeux, il l’a déjà surprise ainsi. Faire l’amour est devenu un véritable supplice, autant pour elle que pour lui. Il ne sait plus comment s’y prendre, ni comment la prendre pour l’entendre jouir. Quoi qu’il en soit, Peadair abandonne l’idée d’en discuter, elle fuit le sujet constamment tel un tabou quasi maladif. De toute façon, ils ne se causent plus beaucoup Peadair et Aina. Ils ont beau vivre sous le même toit, se côtoyer dans les mêmes pièces et partager le même lit, Peadair et Aina ne se voient plus. Lui, sur son ordinateur ou plongé dans la lecture de ses mangas. Elle, à son cours de danse ou sur Facebook. Les rares dîners en tête-à-tête n’y changent rien, ils se comportent comme deux parfaits étrangers. Si proches, mais tellement loin l’un de l’autre. Son regard balaie la cuisine et le salon attenant. Il passe en revue les portes de placard qui ne se verrouillent plus, l’ampoule grillée et irremplaçable du lampadaire tripode en acier chromé, le tissu déchiré de leur canapé d’angle et les fissures apparentes sur les vitres de devant. Tous ces trucs sont à l’image de sa relation avec Aina : usés. Peadair soupire. Il est 19 h 30, Aina n’est toujours pas rentrée. Le plan de travail est dégueulasse et il n’a rien prévu pour manger. Même les bières ne sont pas au frais. Mais ce n’est pas en restant là, à se morfondre sur son sort, que les choses s’arrangeront. Il ferait mieux de s’activer, Drystan va arriver.