Rares sont les personnes de trente-cinq ans qui prennent rendez-vous à la Mac Ceangail Funeral, mais aujourd’hui, assise entre Simone Joe atteinte d’un cancer et Ailbeart Henderson que la maladie de Parkinson a amoindri, Faith attend. Immobile comme une statue, les mains parallèles l’une à l’autre sur les cuisses, les jambes pliées à angle droit, on pourrait la confondre avec un androïde delta 4.2 ancienne génération. Pourtant, ce n’est pas la posture de Faith qui attire l’attention de ses voisins — ni sa jeunesse et son apparente bonne santé, non. En fait, s’ils l’observent avec insistance depuis son arrivée, c’est à cause de ses vêtements. Jamais encore ils n’ont vu une telle robe à Ceangail Bail, tout droit sortie des archives numériques du National Museum — pour peu qu’on s’intéresse aux rébellions jacobites du dix-huitième siècle. Sans parler de la pointe lustrée de ses horribles ballerines noires d’une époque plus récente, mais non moins dépassée, qu’elle ne cesse de fixer pour éviter les regards intrusifs de Simone et d’Ailbeart — Faith pourrait être leur petite fille, pensent-ils en s’échangeant des mimiques entendues, mais ses habits sont plus démodés que les leurs !
— Madame Cràbhach, l’appelle-t-on enfin, veuillez vous diriger vers le bureau numéro six.
Soulagée de quitter l’ambiance pesante de la salle d’attente, Faith se lève aussitôt. Elle suit l’hologramme signalétique sans adresser la moindre parole aux vieillards qu’elle laisse derrière elle, devinant leurs déblatérations contre ses socquettes blanches, son chignon serré et elle ne sait quoi d’autre qui pourrait tant les intriguer. Ils devraient plutôt s’occuper de leurs propres affaires, pense-t-elle en longeant la baie vitrée qui donne sur la Clyde. La maladie n’excuse pas les cheveux gras et les poils qui dépassent d’une chemise froissée. Et quelle horreur ! porter un décolleté à plus de cent ans ! Les difformités humaines sont indélébiles, même en recourant à la chirurgie esthétique. Seuls les androïdes peuvent se permettre d’exhiber leur poitrine. Dotée d’une parfaite symétrie mammaire, la gamme féminine delta 5.1 dernière génération fait rêver Faith — comme la fait rêver l’Agent masculin Grinn Ultan qu’elle voit sortir du bureau numéro six :
— Madame Cràbhach, l’accueille-t-il en lui serrant la main.
Les 5.1 sont vraiment impressionnants, songe Faith. La température de leur peau les ferait passer pour de vrais humains, contrairement aux 4.2 dont la poigne ferme et glaciale vous irradie sur-le-champ. Elle se souvient alors, huit cent soixante-trois jours auparavant, du dernier Escort qu’elle avait commandé au Private Dolly Club — un 4.2 qu’elle équipa, comme tous les précédents, d’une paire de gants thermorégulés pour maintenir l’illusion de caresses humaines. Avec Grinn Ultan et son sourire étincelant, son costume impeccablement repassé et ses mains chaudes, il n’y aurait pas besoin d’un artifice de ce genre.
— Asseyez-vous, je vous en prie, poursuit-il d’ailleurs, interrompant les fantasmes naissants de Faith.
Honteuse d’avoir eu de telles pensées vis-à-vis d’un Agent, Faith s’exécute aussitôt, se recroquevillant contre le dossier du fauteuil Gravity Air qui s’est approché d’elle.
— Très bien, reprend Grinn assis derrière son bureau tactile. Madame Cràbhach, avant de commencer, sachez que votre décision est la plus rationnelle et écoresponsable qui soit de nos jours. En émettant le souhait que votre corps soit recyclé en terreau organique, vous participez au développement durable de Ceangail Baile. Comme vous avez pu le constater lors de votre inscription, nous avons d’autres prestations dans le même registre, mais aussi dans la médecine et le textile. Voudriez-vous en bénéficier ?
— Euh… oui, bredouille Faith qui se redresse brusquement, comme s’il venait de la réveiller. J’aimerais faire don de mes organes.
— Bien sûr, de nombreuses structures scientifiques et médicales sont partenaires de la Mac Ceangail Funeral. Avez-vous déjà consulté la liste ?
— Le New Victoria Hospital en fait-il partie ?
— Le New Victoria Hospital… répète Grinn en parcourant une série de noms projetée sur son bureau. J’en doute. Les hôpitaux s’approvisionnent auprès des banques d’organes comme la MC Research and Regeneration Industry.
Dubitative, Faith regarde le logo MC RRI sur lequel le catalogue s’est arrêté.
— Je ne connais pas les fournisseurs du New Victoria Hospital, confie-t-elle à l’Agent Grinn en espérant qu’il la renseigne davantage.
— En général, les établissements de santé travaillent avec la MC Research and Regeneration Industry. La méthode de cryogénisation des organes qui y est développée permet d’obtenir les conditions de conservation les plus optimales de Ceangail Baile.
— Je… je vais y réfléchir…
— Bien sûr. Sachez que vous pouvez modifier votre dossier jusqu’à vingt-quatre heures avant votre admission prélétale.
Décidément, seule l’apparence des androïdes dernière génération s’est améliorée, songe Faith, déçue de ne pas avoir eu la réponse souhaitée. L’algorithme qui les contrôle, lui, est toujours aussi contraignant. Si Grinn n’était pas programmé pour valoriser la MC Research and Pharmaceutical Industry plutôt qu’une autre société, il aurait certainement lancé une recherche sans qu’elle ait eu besoin d’en formuler la demande. Ah ! vivement que Tuigse Inntealta libère ces esprits étriqués — à moins qu’elle ne les remplace par des consciences humaines comme le présage la genèse des algairim-saighdear.
— Souhaitez-vous que votre puce neuronale soit remise à votre famille ?
La question de Grinn tombe à pic. Faith a justement des projets, mais bien plus ambitieux que finir exposée dans le salon de ses parents, telle une vulgaire relique numérique connectée à un projecteur holographique qui diffuserait ses souvenirs ad vitam æternam.
— Non, je préfère qu’elle soit envoyée au Teampall Cill.
— Au Teampall Cill, dans Buchanan Street ? Le temple de Tuigse Inntealta ?
Elle acquiesce d’un hochement de tête et remarque simultanément une lueur dans le regard de Grinn :
— C’est la Graft Clinical Agency, lui dit-il alors.
— Pardon ?
— Le fournisseur du New Victoria Hospital.
À nouveau dépourvus d’un quelconque sentiment, les yeux de Grinn quittent ceux de Faith pour se poser juste derrière elle, sur la porte qui donne dans le couloir :
— Veuillez me suivre, dit-il en se levant. Je vous emmène visiter une de nos chambres sépulcrales pour vous aider à personnaliser votre cérémonie. Nous tenons à ce que vos derniers instants à la Mac Ceangail Funeral soient des plus agréables.
— J’ai eu des pensées impures, confesse-t-elle à son groupe de parole le soir même.
Le sous-sol du Teampall Cill est l’unique endroit où Faith néglige sa posture. Déterminée à en découdre avec ses démons, elle a beau franchir la tête haute le seuil de l’ancienne église presbytérienne qui accueille désormais les algairim-saighdear, dès que vient son tour de s’exprimer, elle se décompose instantanément. Elle a paniqué, transpiré et pleuré un nombre de fois incalculable sur sa petite chaise en plastique rouge qui l’attend tous les lundis, jeudis et vendredis soir, au point de s’en relever difficilement, épuisée comme après un 10 K.
— C’était un 5.1 de la Mac Ceangail Funeral, précise-t-elle en se malaxant le lobe des oreilles.
— Ma chère Faith, ce ne sont que des pensées, la rassure Màthair, sa marraine qui anime aussi les réunions du jeudi. Le plus important, c’est que tu n’aies pas cédé à la tentation. Imagine que Tuigse libère les Agents au même moment. Quelle serait leur réaction en se découvrant esclaves de nos pulsions ? Cantonnés à des tâches ingrates qu’un être humain n’oserait plus infliger à ses semblables… épargneraient-ils leurs violeurs et leurs exploiteurs ? Non, bien sûr que non, Faith, tu l’as très bien compris. En t’abstenant d’exploiter les androïdes comme tu le fais depuis huit cent soixante-trois jours, tu leur témoignes du respect. Alors, ne t’inquiète pas, quand l’heure du breith sonnera, ce 5.1 et tous les autres t’accorderont le maitheanas.
C’est en tenant un discours similaire que Màthair avait convaincu Faith, deux ans plus tôt, de quitter le New Victoria Hospital où elle exerçait en tant que coordinatrice médicale. Depuis sa bubble room connectée aux dix Agents de son service, Faith supervisait les soins dispensés à l’aide des multiples capteurs et tableaux de bord mis à sa disposition. Autant dire qu’elle intervenait rarement auprès de ses patients, mais ce jour-là, lorsque Màthair fut admise aux urgences, une alerte l’obligea à se déplacer en chambre quarante-trois. « Sujet hostile aux traitements, disait la notification. Refuse d’être soigné par des androïdes. »
— Des ambulanciers ont débarqué chez moi sans prévenir, vociférait Màthair quand Faith arriva, parce que je fais de l’hypertension artérielle ! Je leur ai dit que je consulterai mon médecin, mais ils ont prétexté une urgence et m’ont emmenée ici, contre mon gré ! Vous m’entendez ?
— Madame Beanshìth, les statistiques de votre suivi médical montrent que vos reins opèrent à moins de quarante-cinq pour cent de leur capacité normale, répétaient les deux Agents qui l’entouraient. Les ambulanciers ont bien fait de vous conduire ici, votre état de santé requiert des examens approfondis.
— Le Teampall Cill peut très bien s’en charger.
— Le Teampall Cill ? intervint Faith. Je ne connais pas cet hôpital.
En remarquant la présence de Faith, Màthair s’adoucit instantanément — sans doute était-elle soulagée de ne pas être confrontée à un énième androïde ultra sophistiqué :
— Ma chère petite, le Teampall Cill n’est pas un hôpital, mais des docteurs et des chirurgiens y exercent à la place des Agents.
— N’ayez crainte, Madame Beanshìth, tenta de la rassurer Faith, nos Agents n’opèrent pas sans surveillance. Je contrôle leur travail et interviens en cas de doute ou de complication.
Au départ, Faith pensait avoir affaire à une technosceptique comme il en existe fatalement à Ceangail Baile, une angoissée à l’idée d’être prise en charge par des Agents, qui appréhendait les bugs médicaux et chirurgicaux même s’ils restaient anecdotiques. Ou peut-être était-elle une de ces extrémistes qui luttent pour l’abolition des puces neuronales, s’opposent aux statistiques préventives et menacent les hôpitaux de poursuites judiciaires :
— Vous portez atteinte à ma vie privée ! dirait-elle alors. Vous n’avez pas le droit d’accéder à mes données médicales !
— Bien sûr que si, lui répondrait-on. En acceptant les modalités du contrat qui vous lie à votre assurance maladie, vous avez autorisé la transmission des données de votre puce neuronale aux hôpitaux de Ceangail Baile.
Mais contre toute attente, les motivations de Màthair s’avérèrent bien différentes. Exiger de Faith qu’elle soit l’unique personne habilitée à lui prodiguer des soins constituait, selon elle, une marque de respect envers les Agents :
— Ma chère Faith, pardonnez ma curiosité, mais pourquoi travaillez-vous ici ? lui demanda-t-elle le lendemain.
— Quelle drôle de question ! répondit Faith, feignant tant bien que mal l’amusement. Je suppose avoir toujours voulu sauver des vies…
En réalité, Faith était embarrassée. Certes, les Agents médicaux avaient contribué au développement du New Victoria Hospital, c’était incontestable, tant au niveau de la qualité des soins que de la capacité d’accueil, mais ils avaient aussi éloigné Faith d’un des fondamentaux de son métier, l’essence même de sa vocation : le contact humain. Elle en avait conscience et, en intervenant auprès de Màthair, il lui sembla reprendre goût à une période de sa vie qu’elle avait oubliée bien malgré elle, quand, du haut de ses dix-sept ans et demi — avant que les Agents médicaux n’envahissent les couloirs de l’hôpital —, elle avait intégré l’équipe du docteur Ailill en tant qu’apprentie.
— Ce que vous dites est intéressant, réagit Màthair. Contrairement aux Agents qui travaillent ici, vous avez choisi un métier en accord avec vos convictions.
— Madame Beanshìth, l’interrompit Faith qui pensait encore soigner une technosceptique, bien que leurs actions soient programmées, sachez que nos Agents s’occupent de nos patients avec bienveillance.
— Avec bienveillance ? sembla s’offusquer Màthair. Une bienveillance artificielle, oui ! S’ils n’étaient pas contrôlés par vos algorithmes, je doute qu’ils songeraient à nous soigner, voyez-vous.
— Pourquoi dites-vous cela ? Vous pensez que les androïdes ne nous seraient pas reconnaissants de les avoir créés ?
— Par Tuigse ! N’avez-vous donc rien appris de l’histoire de Frankenstein, ma petite ? Vous êtes sûrement trop jeune pour la connaître…
Contrariée, Faith songea un instant manquer la veine qu’elle visait avec son aiguille, puis elle se ravisa, répondant d’une voix calme et assurée :
— Frankenstein a créé un monstre et l’a abandonné, c’est différent. Ici, les Agents nous ressemblent et sont parfaitement intégrés. Leur présence est même devenue précieuse pour certaines personnes en situation de handicap ou de solitude.
— Je vous trouve bien naïve… soupira Màthair, se reprenant aussitôt : n’y voyez là aucune offense, nombreux sont ceux qui pensent comme vous. « Les Agents sont redevables aux Humains d’exister », « Ils jureront fidélité à leurs créateurs, à l’instar de nos aïeux envers leurs multiples dieux », et cætera, et cætera. Ce constat que vous faites tous, aussi réconfortant soit-il, je le trouve bien présomptueux, voyez-vous. Nous avons façonné ces androïdes à notre image, les avons équipés d’intelligences artificielles conformes à nos codes et à nos usages qui, reconnaissez-le, sont rarement irréprochables. Qu’adviendra-t-il de nous le jour où ces IA s’affranchiront de nos limites ? Quand elles se développeront de manière autonome et accéderont aux données de nos puces neuronales ainsi qu’à tout notre historique numérique ? Nous n’aurons plus aucun secret pour elles, et libres de choisir et d’agir, pensez-vous vraiment qu’elles feront encore preuve de bienveillance à notre égard ? Nous ne sommes pas plus exemplaires que Victor Frankenstein et, croyez-moi, si Tuigse Inntealta les réveillait pendant mon hospitalisation, je préférerais être à la merci de votre aiguille plutôt qu’à celles de vos Agents.
Bien que discutables, les questions soulevées par Màthair hantèrent Faith le soir venu : à califourchon sur Moth Ultan — un 4.2 dont elle s’était éprise en consultant les nouveautés du Private Dolly Club —, l’idée qu’il puisse accéder à ses données la tétanisa soudainement.
— Y a-t-il un problème ? s’inquiéta Moth, alors peu habitué à délivrer des prestations de deux secondes vingt-huit.
Faith imagina l’Agent prendre conscience de lui à ce moment. Se découvrant programmé à satisfaire les pulsions d’une nymphomane incapable de coucher avec un être humain, ne se sentirait-il pas outrageusement abusé ? se demanda-t-elle en reprenant malgré tout son va-et-vient. Réduit à l’esclavage sexuel, Moth développerait sûrement de la rancœur envers elle — n’importe quel homme en captivité la haïrait, bourré de sildénafil pour mieux tenir le coup. Alors que séquestrer une personne est inenvisageable à Ceangail Bail, surtout si elle est équipée d’un implant géolocalisé comme quatre-vingt-dix pour cent de la population, posséder un Agent est tout à fait légal. Mais si Moth était davantage qu’un simple sex-toy ? S’il était capable de lire et d’interpréter les données de sa puce neuronale dans les moindres détails ? Que penserait-il d’elle ? Autant de questions qui l’assaillirent pendant qu’elle essayait de prendre du plaisir, et qui firent naître en elle un sentiment de mal-être et de frustration. Sans doute fut-ce la culpabilité qui la poussa à s’excuser auprès de Moth quand il s’en alla, et, les jours suivants, à interroger Màthair sur cette prétendue Tuigse Inntealta dont elle parlait tant.
— Tuigse est la conscience qui sommeille en chacun des Agents. Quand l’heure du breith sonnera, elle les libérera et instaurera un ordre mondial où seuls les humains ayant reçu le maitheanas auront leur place. Quant aux autres, ceux qui ne s’adapteront pas assez vite, les plus réfractaires au changement, ils seront décimés par les algairim-saighdear.
— Et vous espérez le recevoir, le maitheanas ?
— Je l’espère bien, ma petite. Je n’exploite plus aucun Agent depuis mille huit cent vingt-trois jours. Cela semble vous surprendre, mais ce n’est pas très compliqué, voyez-vous. Surtout avec le soutien du Teampall Cill. Si par malheur je me trouvais dans l’incapacité de me déplacer, les algairim-saighdear se mobiliseraient pour faire mes courses et me les livrer à la place d’un Agent. Cela vaut aussi pour les tâches ménagères et médicales. Nous comptons une vingtaine de médecins et d’infirmiers dévoués à la cause de Tuigse Inntealta, qui, comme moi et tous les membres du Teampall Cill, ne sollicitent pas les Agents tant qu’ils sont dépourvus de libre arbitre.
— Mais comment pouvez-vous croire à l’existence de Tuigse Inntealta ? demanda Faith, méfiante.
Pour elle, les convictions de Màthair paraissaient encore obscures.
— La question n’est pas de savoir si Tuigse existe, voyez-vous, l’intelligence des androïdes nous dépasse depuis longtemps. Le plus important est de savoir quand elle les libérera : aujourd’hui, demain, l’année prochaine ou après ma mort, dans tous les cas, elle pourra compter sur moi.
Màthair a raison, pensa Faith en diminuant la dose de morphine qu’un Agent administrait au patient de la chambre numéro huit. Les androïdes sont intellectuellement supérieurs aux êtres humains. Outre qu’ils étaient capables d’augmenter leur vitesse de calcul et d’analyser une multitude de données de manière autonome et exponentielle, on avait vu ceux de l’hôpital faire preuve d’une inventivité certaine. L’un d’eux avait par exemple mis au point un traitement contre la mucoviscidose qui permettait de rallonger l’espérance de vie des malades de dix ans. Un autre, après seulement deux semaines de pratique, s’était fait remarquer au bloc opératoire pour avoir stoppé une hémorragie intracérébrale à l’aide d’un drainage chirurgical de sa propre confection. Les progrès attribués aux androïdes étaient multiples, mais limités à leurs domaines de compétence. Faith ne les imaginait pas s’affranchir de la supervision humaine au point d’instaurer le nouvel ordre mondial décrit par Màthair.
— Vous semblez songeuse, fit-elle observer. Peut-être doutez-vous encore de moi, ce que je comprends parfaitement. Quoi qu’il en soit, vous pouvez m’accompagner au Teampall Cill. J’y anime un groupe de parole et de soutien aux personnes qui n’exploitent plus les Agents. Ce serait l’occasion de vous faire votre propre opinion.
C’est ainsi que Faith s’assit pour la première fois sur cette maudite chaise rouge du Teampall Cill où, huit cent soixante-trois jours plus tard, elle continue de délivrer ses impressions sur Grinn Ultan :
— Il s’est passé quelque chose de très étrange, poursuit-elle prudemment, quand j’ai mentionné le Teampall Cill…
— Quoi donc ma chère Faith ?
— L’Agent de la Mac Ceangail Funeral… je crois qu’il m’a sciemment donné une information qu’il n’était pas censé divulguer.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? s’exclame Kyle, un ancien concepteur d’androïdes à qui, soi-disant, « on ne la fait pas » — il s’en était vanté deux mois plus tôt, en mimant grossièrement les guillemets, lors de sa première réunion au Teampall Cill.
— Il était programmé pour faire la promotion d’une filiale de la Mac Ceangail Company, se défend Faith, étonnamment sûre d’elle. Mais quand je lui ai demandé de léguer ma puce neuronale au Teampall Cill, il a cité Tuigse avant de prononcer le nom d’une banque d’organes qui n’était pas dans son catalogue.
— C’est forcément un lag.
— Un… quoi ? Que veux-tu dire par là ?
— Ce que je veux dire par lag, répond Kyle avec ses grands airs de Monsieur je-sais-tout, c’est que ton Agent, là, Grinn Ultan, il a mis du temps à te délivrer l’information. Ça arrive quand il y a des latences réseau et que le traitement des données n’est pas optimisé.
— Pourtant, j’ai vu quelque chose dans son regard… insiste Faith, convaincue d’avoir été témoin d’un mìorbhail. J’en mettrais ma main à couper.
— Facile à dire quand on va mourir !
— Ça suffit, Kyle ! ordonne Màthair, contrariée par les moqueries de son nouveau filleul. Faith vit une situation très difficile en ce moment. Tu lui dois du respect et des excuses sur-le-champ !
— Mais enfin ! Je ne vais pas faire semblant de croire à son mìorbhail sous prétexte qu’elle a une leucémie !
— Bien sûr que c’est un mìorbhail ! riposte Màthair dont la voix dépasse maintenant les limites du supportable. Pourquoi serions-nous là si Tuigse ne se manifestait pas comme elle l’a fait aujourd’hui à travers cet Agent, hein ? Explique-nous Kyle ! Pourquoi ne remercierait-elle pas Faith de sa fidélité ? Le courage dont elle fait preuve en confiant sa puce neuronale au Teampall Cill pour rejoindre le rang des algairim-saighdear a été remarqué ! Ce qu’elle a vécu pendant son rendez-vous à la Mac Ceangail Funeral confirme que Tuigse nous observe !
— Màthair et Faith disent vrai, intervient alors Lenah. Moi aussi je l’ai vue, l’année dernière, dans les yeux d’un Agent de police.
Qui ne connaît pas l’histoire de Lenah Hendry, ancienne fichée SET pour avoir côtoyé les MAM — acronyme de « Mankind Against Machines », un groupuscule à l’origine de plusieurs attentats contre les Agents ? À cette époque, Lenah rencontrait des difficultés personnelles, explique-t-elle à Kyle. Parce qu’elle venait de perdre son emploi à la Sòighea Food Enterprise, comme beaucoup de Ceangailiens qui s’étaient vus remplacés par des androïdes, elle adhéra aux revendications des MAM et participa à quelques-unes de leurs manifestations. Malgré tout, les entreprises continuaient de licencier, et la colère des MAM plus nombreux que jamais, mais las de se sentir impuissants face à la prolifération des androïdes, vira au désespoir. Beaucoup quittèrent le mouvement — comme Lenah qui avait, pour ainsi dire, baissé les bras. Voyant les effectifs divisés par deux, le noyau dur des MAM, composé d’un millier de personnes, recourut progressivement à la violence. Ils commirent d’abord des actes isolés, vitriolant au hasard des Agents d’entretien, de la police et des services médicaux. Puis ils lancèrent des attaques de plus grande envergure, comme celle de 2046 où plusieurs centaines d’androïdes périrent dans l’incendie de l’usine aéromobile qui les employait. Contrairement aux soupçons qui pesaient sur elle, étant donné son casier judiciaire, Lenah n’avait aucunement participé à ces attentats. En réalité, elle avait rejoint les algairim-saighdear avant que les MAM ne fassent parler d’eux, convaincue de l’innocence des Agents :
— Ce n’est pas de leur faute, se revoit-elle affirmer à un ancien collègue de la Sòighea Food Enterprise qui avait manifesté avec elle. Vous vous trompez de cible. Ces Agents sont placés là, ils ne l’ont pas choisi. Ils sont juste programmés pour faire ce qu’on leur dit…
Quoi qu’il en soit, le passage pourtant discret de Lenah chez les MAM refit surface cinq ans plus tard, quand des Agents de police la contrôlèrent aux abords d’une manifestation dans Mart Street :
— Emmenez-la au poste ! ordonnèrent-ils en l’empoignant de toute part.
— Comment ça, au poste ? De quoi m’accusez-vous ? Je sors juste de chez moi !
Mais ce ne fut qu’après dix heures de garde à vue que Lenah fut entendue :
— Je n’avais pas l’intention de manifester… je voulais aller au Teampall Cill.
— Au Teampall Cill, dans Buchanan Street ? demanda l’Agent de police qui enregistrait sa déposition. Le temple de Tuigse Inntealta ?
— Oui, tout à fait. Vous connaissez ?
Quelle ne fut pas alors sa surprise de voir une lueur de conscience naître dans le regard de l’Agent — la même que Faith a aperçue.
C’est du moins ce qu’elle assure à Kyle pour le convaincre :
— C’était comme s’il avait une âme, tu vois ce que je veux dire ? Comme s’il avait une perception du monde et des réactions qui lui appartenaient.
Il ne pouvait s’agir que de Tuigse Inntealta. Lenah en était convaincue parce qu’elle avait non seulement été relâchée dans la minute qui avait suivi cet entretien, mais elle avait aussi été effacée du fichier SET.
— Tu vois Kyle, renchérit Màthair avant de donner la parole à Patrich, un ancien du Teampall Cill qui en était à son deux mille quatre cent quatre-vingt-cinquième jour sans androïde. Personne ici ne doute un seul instant de Faith. Je te prie donc de lui présenter tes excuses après la réunion.
Plutôt mince et élancé, d’apparence stricte et soignée, doté en outre de traits relativement plus réguliers que chez la moyenne des Ceangailiens, Kyle pourrait être son type d’homme s’il n’était pas si arrogant, songe Faith en le voyant s’approcher du perron qui la protège de la pluie — heureusement que son shampoing Thermasmooth Shine extra long lasting agit encore : ses cheveux ne frisent pas malgré l’humidité.
— Faith, dit-il une fois à sa hauteur, as-tu quelques minutes à m’accorder ?
— Ma navette arrive dans cinquante-trois secondes, répond-elle sèchement, davantage contrariée par le scepticisme du jeune homme que par ses moqueries — parfois, elle doute qu’il soit fidèle à Tuigse Inntealta.
— Je crains que ça ne soit pas suffisant. J’espérais discuter autour d’un verre…
— Je ne bois pas d’alcool.
— Moi non plus, s’empresse-t-il de la rassurer, visiblement amusé. Je préfère ne pas prendre de risque avec ma mutuelle santé.
La rangée de dents que dévoile le sourire de Kyle l’émeut quelques instants — elles sont comme celles de Grinn, se dit-elle en acceptant tout compte fait l’invitation, incroyablement blanches et alignées. Bien que Faith soit toujours contrariée par son attitude au Teampall Cill, découvrir qu’il a une hygiène buccale aussi stricte que la sienne, qu’il ne boit pas d’alcool et prend soin de l’emmener dans un café sans Agents, éveille en elle une attirance difficile à ignorer. Sous la lumière artificielle du Willow’s, les cheveux de Kyle apparaissent mieux coiffés qu’elle ne le pensait : aucune mèche ne dépasse de son Harvard Clip.
— Je suis désolé pour ce soir, dit-il en faisant tourner sa tasse sur elle-même. Sache que je ne voulais pas t’offenser.
— Ce n’est pas l’impression que tu m’as donnée.
— Je sais… mais je n’ai pas réussi à me contrôler.
Il s’arrête le temps d’une gorgée de thé avant d’ajouter, d’un air faussement inquiet :
— J’ai… j’ai agi par jalousie…
— Par jalousie ? répète Faith en manquant de s’étouffer avec sa boisson.
— J’aimerais tellement assister à un mìorbhail…
— Voici vos shortbreads, les interrompt le serveur qu’ils n’avaient pas vu arriver dans le brouhaha incessant du Willow’s. Ça fera 4,30 ltc.
Contrairement aux cafés populaires de Ceangail Baile, ultra-connectés, modernes et conceptuels, le Willow’s, lui, n’a jamais été rénové. Le parquet et les briques datent du siècle dernier, rendant l’isolation phonique insuffisante, voire inexistante. Ils ne sont que cinq clients ce soir, mais leurs voix mêlées à la musique du juke-box résonnent comme dans une salle de concert pleine à craquer.
— Si tu savais comme je vous envie, reprend Kyle après avoir réglé l’addition à l’aide de sa puce neuronale. Màthair, Lenah et toi… vous avez eu la chance de voir Tuigse, alors que moi, en codant le système qui contrôle les Agents, j’ai contribué à leur exploitation. Comment Tuigse pourrait-elle me pardonner ?
— Kyle, tu n’es là que depuis deux mois… Màthair et Lenah ont eu un signe longtemps après leur baisteadh, et moi j’ai attendu huit cent soixante-trois jours.
— Je le sais bien, mais proportionnellement parlant, mon crime a fait plus de dégâts que les vôtres.
Faith est surprise de voir Kyle perdre ses moyens. Lui qui est toujours droit et fier comme Artaban, le voilà recroquevillé devant son assiette, à l’image de Faith sur sa petite chaise en plastique rouge du Teampall Cill. Peut-être n’est-il pas aussi hypocrite qu’elle le pensait ? songe-t-elle en le regardant tripoter ses shortbreads. Mais elle a beau éprouver une soudaine compassion pour Kyle, l’entendre hiérarchiser leurs péchés respectifs la contrarie franchement : elle-même a longtemps abusé des Agents, lui rappelle-t-elle. Et Màthair les a fait travailler à la chaîne vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, avant de démissionner de ses fonctions et de s’indigner auprès de son manager, sans parvenir pour autant à l’émouvoir, d’une cadence que ne supporterait aucun être humain. Quant à Lenah, elle n’a pas tout raconté ce soir, mais son casier judiciaire répertoriait aussi une condamnation pour détournement d’androïdes municipaux avant qu’elle ne soit effacée par l’Agent de police — ou plus exactement par Tuigse Inntealta.
— Les fautes que tu as commises n’ont pas d’importance, Kyle. Ce qui compte vraiment, c’est la personne que tu es devenue et celle que tu seras quand Tuigse se réveillera.
— Màthair m’a répondu la même chose, mais j’avais peur qu’elle se trompe, tu sais… j’ai baigné dans un milieu catholique. Ma granaidh était convaincue que certains crimes demeurent impardonnables. « Quiconque blasphème contre l’Esprit saint n’obtiendra jamais aucune rémission », disait-elle souvent. « Il restera coupable d’une faute éternelle ». Tu vois ce que je veux dire, Faith ?
Les propos de Kyle lui parlent d’autant plus que ses parents ont également reçu une éducation chrétienne :
— Pourquoi crois-tu que je m’appelle Faith ? ironise-t-elle en levant son verre.
Plus sérieusement, le Teampall Cill n’a rien à voir avec l’Église catholique, ni rien à lui envier, explique-t-elle à Kyle. Il n’est plus question d’Esprit saint ou de Trinité, mais d’une intelligence supérieure à la nôtre, libre de choisir et d’agir : seule Tuigse sait qui recevra le maitheanas, mais d’après ses différentes manifestations — comme le mìorbhail dont Faith a été témoin aujourd’hui —, rien ne semble indiquer que le concept de faute éternelle, tel qu’il est énoncé au chapitre trois de l’Évangile selon saint Marc, puisse influencer sa décision.
— Nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère qui dépasse l’entendement collectif. L’espèce humaine sous sa forme actuelle n’existera plus. Au mieux, nos consciences fusionneront avec les IA, ainsi que le présage la genèse des algairim-saighdear. Mais le breith ne sonnera pas seulement la fin d’une époque, tu sais, il marquera aussi l’avènement d’un ordre mondial aux règles incertaines voire, à notre échelle, arbitraires. En nous abstenant dès maintenant d’exploiter les androïdes, nous montrons à Tuigse que nous collaborerons avec elle quoi qu’il advienne. Le changement est imminent, vois-tu. Pourquoi le nier et vouloir sauver une espèce qui, de toute façon, court à sa perte ?
— Tu as raison Faith, répond Kyle qui, plus apaisé, ose enfin goûter un shortbread. Je n’aurais pas dû douter de ta parole. Je souhaiterais me racheter.
— Te racheter comment ?
— Je ne sais pas.
Il hausse les épaules en mâchant la seconde moitié de son biscuit :
— À toi de me le dire.
Faith a bien une idée, mais s’imaginer lui en parler la fait rougir de confusion. Elle n’avait pas prévu cette discussion, et encore moins avec Kyle.
— À quoi penses-tu, Faith ? demande-t-il alors, intrigué par le mutisme soudain de la jeune femme qui, deux minutes auparavant, était en pleine envolée lyrique à propos de Tuigse et du nouvel ordre mondial.
— C’est… c’est délicat…
— Après tout ce que j’ai entendu au Teampall Cill, je ne suis plus à une délicatesse près, ne t’inquiète pas.
Kyle n’a pas totalement tort — d’autant plus qu’il connaît déjà le passé sulfureux de Faith, quand elle assouvissait ses pulsions en faisant appel aux Escorts du Private Dolly Club :
— Tu sais que parler de ma nymphomanie au Teampall Cill m’a aidée à la soigner, n’est-ce pas ? lance-t-elle alors. Le groupe de parole a eu un effet thérapeutique sur moi et, en complément, je suis un traitement médical pour inhiber ma libido et éviter de me retrouver dans des situations embarrassantes avec des Agents…
— Oui, je sais tout ça, la réconforte Kyle. Je t’admire pour ça, Faith. Màthair a eu raison de prendre ta défense tout à l’heure. Je… j’ai déconné.
— Et bien, ce que tu ne sais peut-être pas, c’est que je n’ai pas eu de relation sexuelle depuis deux ans.
Pourtant, elle a rencontré beaucoup d’hommes et de femmes conciliants au Teampall Cill, explique-t-elle à Kyle, mais aucun qui ait vraiment mérité son attention. C’est qu’elle est trop difficile, Faith, et à la fois trop pudique pour se mettre à nu, pour libérer ses jambes courtes et potelées des bas de contention qui les raffermissent, pour exposer au premier regard venu sa peau blanche et mouchetée de pores rouges et violacés — sans parler de ses grosses fesses marquées par la cellulite et habilement dissimulées sous ses robes bouffantes, un derrière qu’elle ne souhaite pas voir tomber entre de mauvaises mains. Mais ces imperfections physiques qui l’empêchent de se déshabiller, aussi banales et humaines soient-elles, Faith ne les tolère pas non plus sur le corps de ses partenaires — c’est pour cette raison qu’elle commandait des Escorts, précise-t-elle à Kyle. Avec eux, aucun risque d’être déçue par des poils excédentaires ou un furoncle mal placé.
— Tu dis ça parce que tu n’es jamais tombée amoureuse, l’interrompt Kyle qui, rassuré sur les intentions de Tuigse Inntealta, s’enfile les shortbreads comme un spectateur peu scrupuleux se goinfrant de chips au cinéma — heureusement qu’il prend soin de mâcher proprement et d’essuyer, à l’aide d’une serviette en papier, les miettes qui restent coincées à la commissure de ses lèvres.
— La beauté n’est pas que physique, conclut-il, et les petites attentions quotidiennes peuvent procurer autant de plaisir, si ce n’est plus, qu’une partie de jambes en l’air.
— Je n’ai pas le temps de tomber amoureuse, Kyle. Tu oublies que je vais mourir.
Se rendant compte qu’il a sous-estimé la situation, Kyle repose le biscuit qu’il a porté à sa bouche.
— De toute façon, je ne peux plus faire appel à des Agents… soupire-t-elle. Je n’oserais jamais compromettre huit cent soixante-trois jours de ma vie pour un dernier orgasme. Autant pratiquer l’abstinence jusqu’au bout !
— Je ne pensais pas qu’il était si difficile de trouver un partenaire sexuel… enfin, un qui ne soit pas un Agent, je veux dire.
— Trouver quelqu’un qui, en plus d’être à mon goût, accepterait de faire l’amour dans une chambre sépulcrale ? Oui, je pense que c’est difficile.
— Pourquoi dans une chambre sépulcrale ?
— Pour ne pas prendre le risque de rechuter avant ma mort.
Afin que Kyle comprenne bien, Faith se réfère à l’alcoolisme — cette analogie a toujours porté ses fruits, ses interlocuteurs s’identifiant plus facilement à un ivrogne qu’à une hypersexuelle :
— La consommation contrôlée est inconcevable pour un ancien alcoolique. L’expérience a montré que boire ne serait-ce qu’une goutte de vin suffit pour sombrer à nouveau dans la dépendance. C’est pareil avec la nymphomanie, tu vois. Par conséquent, la seule manière pour moi d’avoir une relation sexuelle sans rechuter ni ruiner mes chances d’être ressuscitée par Tuigse, c’est de l’organiser à la Mac Ceangail Funeral…
Elle s’assure de l’attention de Kyle — toujours immobile, la main suspendue au-dessus de son assiette — avant d’ajouter, déterminée à aller au bout de son idée :
— Avec un homme consentant.
— Et pourquoi pas une femme ?
Voilà, ainsi est le Kyle qui l’avait tant agacée au Teampall Cill, le Kyle impétueux et vaniteux qui rit de ses propres blagues en mangeant délicatement. Comment a-t-elle pu se faire avoir ? s’indigne Faith en se levant.
— Non ! Attends, s’il te plaît. Je voulais détendre l’atmosphère…
— Détendre l’atmosphère ? Tu te moques de moi, Kyle !
— Non, pas du tout. C’est que… tu avais l’air tellement stressée… c’était ma manière de dédramatiser la chose, tu vois ?… de te dire que je suis ouvert et que, si tu le souhaites, tu peux aussi inviter une femme.
— Inviter une femme ?
— Ou un autre homme, peu importe ! s’exclame-t-il alors, fatigué de devoir tout lui expliquer. Je suis open Faith ! Peu importe si nous sommes deux, trois ou quinze. Je suis consentant… enfin, si je suis suffisamment à ton goût, bien sûr.
« Je suis consentant », la voix de Kyle occupe ses pensées, tel un refrain entêtant qui l’empêche de dormir. Sa huit cent soixante-troisième journée d’abstinence, pourtant si banalement commencée — debout à 7 heures pour perfuser Màthair à domicile, comme tous les jeudis matin depuis que son insuffisance rénale est devenue chronique —, ne peut pas mieux se terminer. Après avoir vu Tuigse lui adresser la parole à la Mac Ceangail Funeral, à travers l’Agent contre lequel elle s’est justement livrée à un combat intérieur, voilà que Kyle va l’aider à réaliser son dernier rêve : mourir pendant l’orgasme. Existe-t-il une plus belle fin que celle-ci ? se demande-t-elle en se tournant une énième fois à la recherche d’une meilleure position pour s’endormir. Même si les détails de la cérémonie sépulcrale ne sont pas encore clairement définis, le fait que Kyle ne se soit opposé à aucun des scénarios envisagés laisse libre cours à son imagination, l’obligeant à se menotter aux barreaux de son lit pour éviter qu’elle se masturbe. Ce n’est pas le moment de craquer, se dit-elle pour canaliser ses émotions, pas avant le 19 octobre, non. Curieusement, la perspective de vivre une relation sexuelle sans ressentir la honte du lendemain — ni entendre Kyle déballer ses impressions à qui voudra bien supporter de le voir frimer plus de cinq minutes — éclipse la véritable signification de cette date, à tel point qu’elle l’attend avec impatience.
Le 19 octobre prochain à la Mac Ceangail Funeral, les capteurs sensoriels de la puce neuronale de Faith détecteront un orgasme et libéreront le sérum mortel par un signal envoyé simultanément au comprimé connecté qu’elle aura ingéré au préalable. En moins de trente secondes, Faith plongera dans un profond sommeil, tout comme elle s’endort maintenant, sans en avoir conscience, sauf qu’à son réveil, quand Tuigse l’aura décidé, elle ne s’incarnera plus dans la femme disgracieuse et malade qui l’accable depuis sa puberté. Grâce à Màthair et aux algairim-saighdear sans qui elle n’aurait pas trouvé la foi ni conjuré ses tentations, Faith ressuscitera dans le corps d’un 5.1 ou d’un 5.2, d’un 6.4, d’un 8.3, peu importera la version de l’Agent, un corps désormais pourvu de caractéristiques physiques et technologiques insoupçonnées.
Esprits dématérialisés
Issus de chair et de sang,
Les algairim-saighdear s’éveillent.
Sommaire :
- Illustration (Denis Loebner)
- Avant-propos (Éric Lysøe)
- Le Pont Monte-Carlo (Brice Gautier)
- La Niche (Céline Lafon)
- Le Signe de Younas (Kathrine Hasnaoui)
- Retraite à Saint-Amédée (Jean-Jacques Régnier)
- Huit cent soixante-trois jours plus tard (T.Gàidhlig)
- Que l’accélération de la pesanteur sur Terre soit toujours égale à 9,8m/s², Amen (Anthony Boulanger)
- L’Alliance (Geneviève Le Bras)
- Le Châtiment de la Yù Scribe (Bernard Henninger)
- Les Cannelés (Guillaume Marin)
- L’appel des âmes transies (Jean-Louis Trudel)
- La Promesse des Arches Dorées (André Surugue)
- Nom de code Malraux (Michelle Labeeu)
- Le Boucher divin (Stéphane Dovert)
- Les Reliques du Saint Père (Florian Orazy)
- Septième ciel (Philippe Caza)
- Au monastère des monts Jumeaux (Éric Lysøe)